Du début du 20ème siècle à aujourd'hui L'art du collage en musique
À travers notre sélection d’œuvres de différents genres musicaux, découvrez comment les compositeurs se sont appropriés la technique du collage, du début du XXème siècle jusqu'à nos jours.
Collage : « Procédé de composition consistant à assembler et coller des fragments de matériaux hétérogènes ; œuvre composée selon ce procédé » (dictionnaire Larousse)
« Si ce sont les plumes qui font le plumage, ce n'est pas la colle qui fait le collage. »
Max Ernst . Au-delà de la peinture, Cahiers d'art
En art, le principe de collage s’est exprimé au XXème siècle à travers des mouvements comme le cubisme, le dadaïsme ou le surréalisme. La technique s’est illustrée au fil du temps aussi bien dans les arts plastiques que dans la littérature, le cinéma ou la musique. Apparu dès le début des années 1900 pour la musique, ce procédé s’est trouvé très lié à l’évolution des outils technologiques qui permettent le montage, le mixage puis l’échantillonnage. De plus, la musique enregistrée a connu de nombreux supports (bandes magnétiques, disques puis informatique) qui ont ouverts de nouvelles possibilités de manipulations et qui ont ainsi transformé, voire généré, des genres musicaux. Assembler n’est pas copier, c’est faire naître une nouvelle idée à partir de matériaux préexistants.
À travers notre sélection d’œuvres de différents genres musicaux, vous découvrirez comment les compositeurs se sont appropriés cette technique au fil du temps.
Charles Ives – Central Park in the Dark (1906)
Souvent considéré comme le premier collage sonore de l’histoire de la musique, cette œuvre très imagée suggère ce qu’on pourrait entendre en étant assis sur un banc de Central Park par une chaude nuit d’été. Les nappes de cordes incarnent le calme de la nuit tandis que les interventions de piano viennent bousculer cette quiétude en imitant des bruits émanant de l’activité nocturne de la cité.
En écoute : Boston Symphony Orchestra, Seiji Ozawa
Walter Ruttmann – Wochenende (1930)
Wochenende (ou Week-End en anglais) est souvent considéré comme le premier collage sonore fait à partir d’un montage en studio, l’ironie étant que son compositeur, Walter Ruttmann, est cinéaste. Le projet est né en effet de la volonté de créer un « cinéma pour les oreilles » à partir de la bande sonore d’une pellicule de film. On y entend l’ambiance d’un week-end imaginaire, parmi les sons de fêtes, les cloches d’église, la rumeur de la rue, les conversations… et quelques bâillements.
En écoute : Wochenende
John Cage – Williams Mix (1952)
Cette pièce octophonique du compositeur américain John Cage est une composition de musique dite concrète. Huit bandes magnétiques sont jouées simultanément. Elles contiennent chacune un répertoire de sons classés sous six catégories : cité, campagne, électronique, vent, sons produits manuellement et "petits sons". L’effet rendu s’apparente à une recherche aléatoire sur la bande passante d’une radio.
En écoute : John Cage Williams Mix
Pierre Schaeffer – L’œuvre musicale (études aux objets n°1) (1959)
Inventeur de la musique concrète avec Pierre Henri, Pierre Schaeffer fonde en 1958 le Groupe de Recherches Musicales (GRM). Il compose de nombreuses œuvres sur bandes magnétiques enregistrées, découpées puis collées. Il part du principe qu’il faut composer d'après l'objet sonore (les sons enregistrés sur bande) plutôt que sur une partition " C'est l'objet qui a quelque chose à nous dire... ".
James Tenney – Collage #1 (Blue Suede) (1961)
Le compositeur et musicologue James Tenney constitue une étonnante passerelle entre deux époques. Il a été à la fois l’élève de John Cage et d’Edgar Varèse, ainsi qu’une grande source d’inspiration pour le mouvement Fluxus américain dont l’influence sur la musique expérimentale des années 1960 est immense. Sa composition Collage #1 est sous-titrée « Blue Suede » en référence au célèbre morceau d’Elvis Presley qui y est trituré, fragmenté, recomposé.
En écoute : Collage # 1 (Blue Suede)
The Beatles – Sgt Pepper's Lonely Hearts Club Band (1967)
Dans cet album, les Beatles multiplient les expériences sonores avec le précieux concours du producteur George Martin. Dans la chanson de John Lennon, Being for the Benefit of Mr. Kite, ils réalisent un collage sonore à partir d’enregistrements d’archives de Calliope (orgue à vapeur) sur bandes magnétiques coupées en différentes longueurs, jetées en l’air, collectées dans une boite et mixées ensemble dans un ordre aléatoire. Cette longue bande a été ensuite montée en parallèle avec la chanson lors du mixage final.
En écoute : Being For The Benefit Of Mr Kite!
Luciano Berio – Sinfonia (1968)
Œuvre ambitieuse et exigeante, Sinfonia est un gigantesque collage musical faisant la part belle à la citation tous azimuts. Son compositeur, Luciano Berio, utilise la deuxième symphonie de Mahler comme trame de fond sur laquelle vont s’entrechoquer plus d’une dizaine de références à Bach, Stravinsky, Debussy, Schönberg... et bien d’autres. À cela s’ajoutent huit voix, sur un mode plus théâtral qu’opératique, citant et récitant un collage de textes de Lévi-Strauss et Beckett.
En écoute : Sinfonia
Faust – Faust (1971)
La scène allemande psychédélique des années 1970, communément appelée krautrock, a été le laboratoire de nombreuses expérimentations dans un contexte rock. C’est certainement le groupe Faust qui s’est le plus illustré dans l’utilisation du collage, dans une approche déjantée de type « passage du coq à l’âne ». On peut l’entendre dans le morceau d’ouverture de leur tout premier album, où les Beatles et les Rolling Stones se télescopent avant d’être remplacés par un piano puis une fanfare inquiétante – elle-même entrecoupée plus tard de divers éléments sonores.
En écoute : Why Don’t You Eat Carrots
Sugarhill Gang – Rapper’s Delight (1979)
Inventé au début des années 1970 par le DJ Kool Herc, la technique du cut consiste à ne jouer que certains passages de disques et à les enchainer en passant d’une platine vinyle à l’autre par le biais d’une table de mixage. Cette technique va se développer dans le mouvement hip hop et servir de base à la création des morceaux de rap. Premier hit de rap grand public, Rappers Delight emprunte l'instrumentation du titre Good Times du groupe Chic. Les sons ne sont pas samplés sur le morceau original, la musique étant réinterprétée en studio par un groupe funk signé sur le label Sugar Hill Records.
En écoute : Rappers Delight
Brian Eno and David Byrne – My Life in the Bush of Ghosts (1981)
Avec ce disque, le père de la musique ambient et le leader du groupe Talking Heads ont développé un concept de musique mondiale. Ils proposent un voyage sonore étonnant en collant à leurs compositions funk/rock des enregistrements de débats radiophoniques, de prêcheurs, de chants montagnards libanais, de cérémonie d’exorcisme, de chants musulmans, de pop égyptienne…
En écoute : My Life in the Bush of Ghosts
John Oswald (à partir de 1985)
En 1985, John Oswald théorise le terme plunderphonics qui renvoie à l’utilisation massive de samples trouvés dans d’autres musiques (plunder signifie « piller » en anglais) à des fins exclusives de composition – à la différence du hip hop qui se sert des samples comme base musicale. Cette dépendance totale aux sons extérieurs fait du plunderphonics un révélateur des esthétiques et modes de consommation de son époque, comme en témoigne le titre Dab (remix de Bad de Michael Jackson) dont on croirait qu’il est issu d’un CD qui saute.
En écoute : Dab
Public Enemy – It Takes a Nation of Millions to Hold Us Back (1988)
Près de quinze ans après sa naissance, le son du hip hop se fait plus étoffé et la quantité de samples exploités va grandissante. Quand le groupe Public Enemy est à son apogée au tournant des années 1990, c’est au moins une dizaine d’éléments différents qui sont utilisés dans chaque morceau ; à cela on peut ajouter l’utilisation extensive de la platine de DJ, instrument à part entière parfois joué de manière virtuose. Les multiples sons empruntés sont alors recomposés de manière inédite voire même méconnaissable.
En écoute : Bring the noise
Steve Reich – Different Trains (1988)
Écrite pour quatuor à cordes et bande magnétique, cette composition mêle des sons de train, des bruitages liés à l’univers ferroviaire et des témoignages vocaux de personnes déportées pendant la deuxième guerre mondiale. Les intonations de voix considérées en tant que mélodies sont transposées en notation musicale et sont jouées par le quatuor en superposition des enregistrements. Une technique de collage que le compositeur développera dans ses œuvres suivantes.
En écoute : Different Trains
Christian Marclay – Records (1981-1989)
Pionnier dans l‘usage instrumental des platines vinyles pour créer des collages sonores, Christian Marclay évolue au sein des cultures rock et punk. Ses œuvres qui revêtent souvent un caractère politique questionnent et critiquent l’usage marchand du disque vinyle. Son travail de collage s’étend à tous ses travaux de plasticien à travers la vidéo, le film ou la photo.
En écoute : Christian Marclay – Records live
DJ Shadow – Endtroducing (1996)
Suite logique à la fois de Public Enemy et de John Oswald, DJ Shadow applique l’esthétique musicale des premiers pour l’associer aux concepts du second – des compositions hip hop entièrement réalisées à partir de samples. L’album Endtroducing, sorti en 1996, devient une pierre angulaire du hip hop instrumental notamment grâce à sa narration musicale, très cinématographique.
En écoute : DJ Shadow - Changeling
Matthew Herbert – Bodily Functions (2001)
Matthew Herbert enregistre les sons du quotidien qu’il échantillonne sur un sampler et s’en sert comme base de composition. Chaque album fait l’objet d’une thématique particulière, la maison, la vie d’un cochon de la naissance à la mort, la nourriture, ou encore le corps humain dans Bodily Functions dans lequel on entend des cheveux et dents brossés, des mains qui nettoient la vaisselle, des déglutitions, des ongles limés.
En écoute : Matthew Herbert Bodily Functions
Taylor Deupree – Stil. (2002)
Album emblématique de la carrière foisonnante de Taylor Deupree, Stil. a aussi une valeur cardinale au sein du genre microsound, dont l’essor est favorisé par les avancées technologiques au tournant du XXIème siècle. Les compositions sont des agencements très fins de boucles sonores, manipulations de sons de durées extrêmement courtes, souvent entre une dizaine de millisecondes et une demi-seconde. La musique est minimaliste, proche du silence mais révèle dans son collage complexe un véritable tissage du temps.
En écoute : Taylor Deupree - Recur
Oneohtrix Point Never – Replica (2011)
Composé principalement à partir de très courts extraits (souvent moins d’une seconde) de publicités et jingles commerciaux des années 1980 et 1990, Replica est (comme le suggère sa pochette) un miroir déformant d’un passé mort et enterré. Daniel Lopatin, le musicien derrière Oneohtrix Point Never, donne ainsi une valeur artistique à des sons (musicaux ou non) créés dans un contexte purement commercial, en les combinant. Cet album charnière de son œuvre propose une réflexion originale sur les relations entre art et consommation.
En écoute : Oneohtrix Point Never – Sleep Dealer
epic collage (à partir des années 2010)
Terme inventé par le critique musical Adam Harper, l’epic collage est un genre dont les contours sont encore mal définis mais dont les éléments esthétiques sont forts. Dans toutes ses incarnations, le genre est autant un collage de styles qu’un collage de sons, lesquels sont d’origines très différentes et pas exclusivement musicaux (bandes-annonces, dialogues de films et jeux vidéo, ASMR), le rapprochant ainsi parfois de la musique concrète. La dimension narrative, accompagnée d’une certaine gravitas, est également très importante, à l’opposé des approches plus ludiques du mashup/mashcore (mélange plus ou moins frénétique et très référencé de plusieurs séquences de morceaux préexistants).
En écoute : S280F – 6M (28) (JOHN OJECT) (FITNESS)
En écoute : Chino Amobi - Gaenova
En écoute : Rắn Cạp Đuôi - Eri eri eri eri eri rema rema rema rema rema
Pour approfondir le sujets, deux sites qui ont inspiré cet article :
https://www.senscritique.com/liste/La_technique_du_collage_dans_la_musique/335893
Du collage dans la musique [manuel technique de survie] - davduf.net
Par Clément Fournillon et Thierry Chompré (médiathèque Marguerite Yourcenar)