Instruments insolites #3 Artisanat et expérimentation
Il existe tant d’instruments de musique différents que les possibilités semblent infinies. Pourtant, des musiciens et luthiers se lancent régulièrement dans la quête de nouvelles sonorités, de manières différentes de faire de la musique. Tirant parti de technologies nouvelles ou au contraire se limitant à des matériaux anciens, voire pauvres, ils inventent des instruments surprenants. Troisième et dernier épisode de notre série « Instruments insolites ».
Au début du 20e siècle, un instrument est mis au point spécifiquement pour accompagner les projections de films muets dans les salles de cinéma. Le photoplayer associe un piano mécanique à cartes perforées, un petit orgue à tuyaux, des percussions et divers effets sonores qu’on actionne à l’aide de cordons, touches et pédales. Le musicien, sans avoir de connaissances musicales avancées, peut créer l’ambiance sonore adaptée à chaque scène. Il produit non seulement une musique mais aussi le bruit du tonnerre, des chants d’oiseaux ou une sonnerie de téléphone. Environ 10 000 photoplayers sont produits aux Etats-Unis de 1910 à 1928, date à laquelle le cinéma parlant rend cet instrument obsolète.
Un photoplayer de la marque American Fotoplayer © Museum of Applied Arts and Science
En 1913, Luigi Russolo (1885-1947), compositeur bruitiste et peintre futuriste italien, publie un manifeste intitulé « L’Art des bruits », appelant à « conquérir la variété infinie des sons-bruits ». Il s’agit pour lui d’utiliser les sons de la ville, de la vie moderne, voire de la guerre pour en faire de la musique. Il imagine des instruments appelés intonarumori qui recréent ces sons. Ces caisses munies de trompes sont équipées de mécanismes internes qu’on actionne grâce à une manivelle. Ces bruiteurs grondent, éclatent, bourdonnent, crépitent, glougloutent ou hululent. En 1921, Russolo donne trois récitals pour 27 bruiteurs et orchestre au théâtre des Champs Elysées à Paris. Dans la salle : Paul Claudel, Manuel De Falla, Diaghilev, Mondrian, Maurice Ravel, Igor Stravinski ou Tristan Tzara… Le public est choqué ou enthousiasmé.
Schéma d’un intonarumori
Par la suite, Russolo regroupe ses bruiteurs en un instrument unique, le rumorharmonium ou russolophone permettant à l’aide d’un clavier de générer différents sons et faire des accords. Il utilise l’instrument pour accompagner des films, activité à laquelle l’avènement du cinéma parlant met fin, comme pour le photoplayer. Ses expérimentations inspireront Varèse et Pierre Henry, ce dernier lui rendant hommage avec la pièce Futuristie, créée le 16 octobre 1975 au Grand Théâtre de Chaillot.
Russolophone
Fils de missionnaires presbytériens ayant vécu dix ans en Chine, Harry Partch (1901-1974) passe son enfance en Arizona et au Nouveau Mexique. Sa mère lui apprend à lire la musique et l’encourage à apprendre le piano, l’harmonium, la mandoline, le violon, et le cornet. Il l’entend chanter en mandarin, et a aussi l’occasion d’entendre la musique des Indiens Yaqui et des chansons espagnoles. Adolescent, il joue du piano dans les cinémas. Inscrit à l’Université de Californie du Sud, il abandonne ses études académiques au bout de deux ans, trouvant l’enseignement trop conventionnel. Il poursuit sa formation en autodidacte, fréquentant les bibliothèques et expérimentant pour créer sa propre musique. Il rejette les règles de la musique occidentale et introduit une échelle de 43 degrés par octave, irrégulièrement répartis.
Harry Partch et son « gourd tree »
Pour mettre en pratique sa théorie musicale, il invente toute une série d’instruments. D’abord, il modifie des instruments existant, les adaptant à son système d’accord. Puis il fabrique des instruments originaux, orgues, cithares ou percussions.
Les chambres de nuages (Cloud-chamber bowls) sont des cloches de verre suspendues à un cadre. Les pertes de guerre (Spoils of war) reprennent le même principe, mais sont composées de cartouches d’obus suspendues sur un cadre.
Le Zymo-Xyl est une sorte de double xylophone qui associe à une rangée de lames de bois une rangée de bouteilles d’alcool en verre.
Le Marimba Mazda est une sorte de marimba dans lequel des ampoules électriques remplacent les blocs de bois.
L'arbre de gourdes (gourd tree) est un arbre au tronc d'eucalyptus chargé de gourdes sur lesquelles on frappe.
Le Bloboy, un instrument composé de soufflets, trois tuyaux d’orgue et un klaxon de voiture, a une sonorité qui évoque le sifflement d'un train.
Le Chromelodeon est un harmonium adapté dont le clavier présente un code de couleurs.
En choisissant la liberté, Harry Partch a emprunté une voie souvent difficile. Il a dû exercer toutes sortes de métiers alimentaires, et au cours de la crise des années 1920, il a mené une vie de hobo, voyageant de ville en ville comme passager clandestin dans les wagons de marchandise à la recherche d’un petit boulot. Cette période de sa vie, probablement la plus précaire, a été une source d’inspiration pour lui. Indépendant de toute école, Partch n’en est pas moins une influence majeure pour beaucoup de jeunes compositeurs aujourd’hui.
Harry Partch au milieu de ses instruments
L’Italo-américain Harry Bertoia (1915-1978) est artiste et designer avant d’être musicien. Joaillier de formation, travaillant avant tout le métal, c’est en créant des meubles, dont le célèbre fauteuil « Diamond Chair », qu’il gagne sa vie. Son succès de designer lui permet de se consacrer à la sculpture. Ses sculptures métalliques, faisceaux de tiges ou gongs d’acier bosselé, sont conçues pour produire des sons soit au toucher, soit grâce au vent. Il utilise ces sculptures comme instruments pour donner des concerts et enregistrer des albums intitulés Sonambient.
Sonambient de Harry Bertoia
En 2000, Felix Rohner et Sabina Schärer, un couple suisse produisant des steel drums, ces percussions originaires des caraïbes fabriquées traditionnellement à partir de fûts de métal industriels, ont l’idée d’un instrument qu’on jouerait directement à la main, sans les mailloches utilisées pour les steel drums. Inspirés par le son du Ghatam, percussion indienne en poterie, ils inventent le Hang. Transportable, d’un son doux, le Hang connait un succès rapide qui dépasse ses inventeurs. Ils cessent de fabriquer des Hangs, mais d’autres reprennent l’idée du « hand pan » désormais une nouvelle catégorie d’instruments à part entière.
Hang (photo: Jonas Kambly)
A l’opposé de l’apparente simplicité du Hang, on trouve la machine à billes du groupe suédois Wintergatan, la Marble machine. Cette boite à musique géante mise au point par Martin Molin est constituée de bois, d’entonnoirs en plastique, d’un vibraphone, d’une cymbale, d’une guitare basse, de briques de Lego, d’une table de mixage, et elle contient 2000 billes d’acier.
Martin Molin a également inventé des machines musicales plus simples, et son groupe utilise aussi bien ces machines que des instruments conventionnels ou des objets divers dans leurs compositions.
Marble machine
Ces instruments et quelques autres sont à écouter dans notre playlist ci-dessous.
Pour découvrir le son de tous ces instruments ou parcourir les écrits de leurs créateurs, voici notre sélection de documents.
sélection
Musique
Hang with you
Edité par Naïve - P 2013
Le sorcier du Hadouk Trio s'attaque au ''hang'', cet instrument magique aux sonorités insoupçonnées. Un grand voyage autour du monde, en compagnie d'invités d'horizons différents...
Musique
Orbitones : spoon harps & bellowphones : experimental musical instruments
Edité par Ellipsis Arts - P1998
Livre
L'art des bruits : manifeste futuriste 1913
Edité par Éditions Allia - 2016
Le peintre et musicien futuriste conçut en 1913 le bruitisme comme possibilité d'élargissement de la matière sonore. Il en explique ici les caractéristiques et les enjeux. ©Electre 2016
Livre
L'art des bruits : manifeste futuriste, 1913
Edité par Allia - 2013
L. Russolo, peintre et musicien futuriste, conçut en 1913 le bruitisme comme possibilité d'élargissement de la matière sonore. Ses idées et ses concerts exécutés avec des instruments de son invention marquent la naissance de la musique concrète.
Place à la pratique... Envie d'essayer ?
Tous ces instruments originaux vous ont donné envie de vous lancer et de fabriquer votre propre instrument de musique ? C’est possible. Vous trouverez en bibliothèque une sélection d’ouvrages pour petits et grands pour vous y aider.
Pour les plus motivés, des associations ou luthiers proposent des ateliers de fabrication d’instruments de musique à partir de matériaux de récupération.
Ainsi, BrutPop, association fondée par David Lemoine du groupe de rock Cheveu et l'éducateur Antoine Capet et dédiée à la promotion de la musique expérimentale et des arts plastiques avec un public en situation de handicap mental ou psychique propose également des ateliers au grand public, permettant aux bricoleurs de fabriquer leur guitare électrique.
Talacatak, association impliquée dans le champ artistique, éducatif et social, apprend aux participants de ses ateliers à fabriquer des instruments de musique brésiliens en récup’.
Musiques de Nulle Part est un projet créé par le musicien Nicolas Bras. Les matériaux de récupération sont utilisés pour inventer de nouveaux instruments librement inspirés d’instruments traditionnels.
Sébastien Gavet, luthier à Montreuil, propose également des ateliers pour fabriquer une guitare à trois cordes.
Alors à vos scies, marteaux et tournevis, et essayez-vous à la lutherie créative !
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A lire également
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Par Alice LH, médiathèque Marguerite Yourcenar