Séries musicale de l'été Danse & Jazz : la musique en mouvement (épisode 5)
Le bal de la rue Blomet par George Carré en 1928 (© Cl. Carré Hays)
Cet été, les bibliothèques vous invitent à revivre l'histoire des liens entre la danse et le jazz. Une saga historique et musicale, à suivre tout l'été. Episode 5 : la biguine.
ÉPISODE 5 : LA BIGUINE
Au début du 20ème siècle, la ville de Saint Pierre en Martinique présente un profil similaire à La Nouvelle Orléans : même dynamisme économique, même passif avec l’esclavage, mais aussi même libéralisme et fluidité dans les rapports sociaux, un apartheid entre bèkè et mulâtres étant nettement moins fixé qu’ailleurs.
Titrée « Paris des Îles », Saint Pierre compte alors 25 000 habitants. C’est la capitale économique et culturelle de toutes les Antilles. Une petite bourgeoisie noire et mulâtre se développe, travaillant dans le commerce et l’administration. Les références culturelles de cette nouvelle société sont celles provenant de la métropole, de Paris. Le soir, pour se distraire, on s’habille de la manière la plus élégante et on danse sur des quadrilles, des polkas, même si le rythme est plus marqué afin d’accentuer la sensualité des mouvements. Le terme biguine, mentionné dès 1893, vient du verbe embéguiner – s’éprendre de quelqu’un.
Danse de couple tonique dans le but, justement, de courtiser son partenaire, elle se base sur des mouvements de parade, au cours de laquelle les danseurs évoluent à une certaine distance et tournent entre eux, avec des passages sous les bras et des pas allant d'avant en arrière.
La biguine, musique à 2 temps, nait de la créolisation de la quadrille européenne et de la syncope africaine, du bèlè (danse du monde rural contre lequel on veut se démarquer) croisé à la polka (danse de l’espace urbain vers lequel on veut s’assimiler). Elle affirme donc, aussi, un positionnement social, « nous ne sommes pas de viè’ né’ » (c’est-à-dire de vieux paysans des campagnes).
Musique composée et jouée pour danser, la critique sociale ou les commentaires politiques acerbes sont présents dès les débuts dans les textes comme en témoigne la chanson « éti Tintin ».
Bon marché, fabriquée industriellement par la lutherie française, facile à transporter et à jouer, et supportant très bien le climat tropical, la clarinette s’affirme comme l’instrument roi de la biguine.
L’éruption de la Montagne Pelée le 8 mai 1902, qui détruisit Saint Pierre sous une nuée ardente de 1 000°C dévalant les pentes du volcan à 670km/h et qui tua les 26 000 habitants de la commune, frappa aussi la biguine du sceau de la tragédie.
Ce n’est seulement qu’au lendemain de la Première Guerre Mondiale que la biguine prend un nouvel essor, grâce au clarinettiste martiniquais Alexandre Stellio (1885 – 1939) qui avait quitté Saint Pierre pour la Guyane peu avant 1902. Revenu sur son île natale en 1919, il la quittera définitivement dix ans plus tard, accompagné du violoniste Ernest Léardée (1896 – 1988).
Ces deux musiciens furent les artisans de la vogue de la biguine à Paris tout au long des années 1930. Le Bal de la rue Blomet dans le XV° arrondissement devient le lieu incontournable des soirées au moment de l’Exposition Coloniale de 1931.
Joué par le « Creol’s Band » dirigé par E. Léardée, « Ninon » est une des célèbres compositions de Joseph Brisacier, héritier d’une ancienne famille d’industriels du sucre, exemple encore une fois des échanges fusionnels entre différents univers sociaux dont ce genre se révélait coutumier.
Connue pour avoir été la chanteuse d’Alexandre Stellio, Léona Gabriel (1891 – 1971) sut exprimer l’impertinente malice et l’ironie piquante des paroles des biguines d’avant 1902. Dans les décennies suivantes, elle se fera la gardienne d’une « certaine tradition » de la biguine.
La vogue de la biguine atteint une telle popularité que le cinéaste Jean Grémillon intègre une scène de bal antillais dans son film de 1930 La Petite Lise. Le Bal Blomet est reconstitué dans les studios de Joinville, et le danseur Félix Ardinet (1900 – 1950) embauché pour jouer son propre rôle et sa fameuse danse de « Bam bam » qui lui vaut son surnom.
Cet engouement séduit aussi le compositeur de jazz Cole Porter, habitué de la vie parisienne de ces années et du Bal Blomet en particulier. C’est en hommage à ces nuits et à cette musique qu’il écrivit le morceau Begin the Beguine, devenu depuis un standard du jazz joué par Ella Fitzgerald, Fred Astaire, Joséphine Baker, Art Tatum, Elvis Presley, parmi bien d’autres.
Certes le rythme tient plus de la rumba que de la biguine, et Cole Porter a évidemment joué sur la sonorité des termes.
La biguine reçut une reconnaissance des plus officielles lors des célébrations du tricentenaire du rattachement des Antilles à la France, Alexandre Stellio avec son orchestre et son ballet de quadrille antillais figurant pour l’occasion dans la « Grande Nuit Antillaise » du 14 novembre 1935 à l’Opéra de Paris.
Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, la biguine perd de sa popularité en métropole. Aux Antilles, elle reste populaire. C’est dans un club de la commune du Gosier en Guadeloupe, « La Tortue », que le pianiste Alain Jean-Marie fit ses débuts de musicien professionnel en animant, à l’insu de son père, des bals où elle se dansait encore.
Bien que poursuivant sa carrière du côté du jazz, Alain Jean-Marie reprend régulièrement, jusque dans ses derniers albums récents, les mélodies classiques de la biguine.
De même que les années quarante ont vu le jazz orchestral type « Savoy Ballroom » évoluer vers le be-bop, de même la biguine connut aussi dans ces années le même type d’évolution. Ce sera la biguine ‘Wabap’. Inventé par Albert Lirvat (1916 – 2007) et Robert Mavounzy (1917 – 1974), il intègre à la forme classique des accords altérés et des rythmes en cinq, six, voire sept temps.
Certains fondamentaux demeurent, comme des textes liés à l’actualité sociale et politique : Docteur Dédé, en fait Amédée Valeau, ne fut autre que le maire de Gourbeyre, conseiller général et Sénateur de Guadeloupe de 1952 à 1977.
Concurrencée par d’autres genres de musiques festives comme le zouk ou la salsa, qui pourtant en découlent plus ou moins directement, la biguine reste toujours une référence. Ainsi Ti Céleste (1945 – 2014) dont le style plus proche du gwo-ka intégra néanmoins des traits de la biguine.
Par Marc Jeanneau, médiathèque Edmond Rostand
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